Quand élever des truites pose débat
On the road again ! Ce n’est pas une panne mais bien un arrêt volontaire qui nous a mené cette semaine au sein d’une pisciculture fascinante !
À l’heure où les piscicultures doivent relever le défi d’une agriculture durable, plongeons tous ensemble au cœur de l'une d'entre elles, où truites, ombles et perches sont élevées avec amour.
Si tu as 30 secondes..
Aux truites du moulin du clos, on élève truites, ombles et perches. Cette pisciculture est tenue par un couple de passionnés qui élève quelque 300 000 individus chaque année et régale ses clients en transformant tout (ou presque) à la ferme !
Encore marginale dans notre consommation de poissons par rapport à la pêche, la pisciculture s’impose comme une alternative crédible pour une consommation durable. Mais encore faut-il s'adapter aux caprices du climat et répondre aux controverses qui obligent le secteur à se réinventer vers un modèle plus vertueux.
En continuant à nous lire, tu découvriras précisément ce que veut dire “élever” des truites en pisciculture et surtout comment ce secteur se réinvente pour répondre aux enjeux culturels et climatiques. Tu nous suis ?
Si tu as 5 minutes..
C’est quoi la pisciculture ?
Cette semaine on parle d’aquaculture. L’aquaculture en France c’est tout ce qui provient de la mer et d’eau douce. C’est le petit filet de saumon fumé à Noël, c’est le plat de moules-frites au restaurant ou encore l’assiette d'huîtres qui te fait parfois passer l’après-midi devant une bassine ! La pisciculture quant à elle, est réduite à l’élevage de poissons et représente environ 40 000 tonnes de production par an. Bref, revenons à nos truites ! L’élevage de la truite c’est presque 90% de la pisciculture française soit environ 36 000 tonnes. Maintenant que le point chiffre est fait que vous êtes toujours là, on va pouvoir entrer dans le vif du sujet, la ferme de la semaine : Les truites du moulin du clos !
La truites du moulin du clos
Les truites du moulin du clos est une pisciculture située dans le Puy-de-Dôme à Augerolles, non loin de Clermont-Ferrand. Cette ferme est tenue par Marion et Loïc, un jeune couple associé arrivé sur site en 2015. En effet, il y a 10 ans, Loïc et Marion se sont installés sur cette ancienne pisciculture au départ avec le père de Loïc en 3e associé pendant 5 ans. Si des travaux de remise en état des bassins et bâtiments d’élevage ont dû être faits, le gros de la structure était déjà là, et ce pour un investissement “raisonnable” de 150 000 euros. Désormais, Loïc et Marion travaillent à plein temps sur la ferme avec Baptiste leur apprenti ! Depuis 10 ans donc, ils produisent et transforment quelque 300 000 poissons par an soit environ 20 tonnes. Fumés, en filet ou en rillettes, la ferme élève et transforme truite, omble et même quelques perches pour l’expérimentation ! Bâtiments d’élevage, labo de transformation et bassins, la ferme s’étale sur à peine 2 hectares ! Mais alors comment ça se passe réellement l’élevage de truite ?
De l’oeuf à la truite
Chez la truite, cousine très proche du saumon, on retrouve deux espèces majeures, la truite fario et la truite arc-en-ciel qui vivent en eau douce. Le cycle de vie d’une truite est assez simple et part d’un œuf. À la ferme, l’élevage se fait dans des bassins d’eau douce et dans 3 structures différentes pour 3 étapes de la vie de la truite. Après avoir été achetés dans une pisciculture de la Creuse, les œufs sont placés dans une écloserie qui concerne l’élevage du stade œuf à petit alevin de 2 grammes. C’est le stade le plus critique pour la survie du poisson et constitue 30% de pertes quasiment ! Ensuite les truites et ombles sont transférés 100 m plus loin dans un second bâtiment pour grandir jusqu’à atteindre 100 g. Enfin, ils sont lâchés dans de grands bassins plein-air pour atteindre leur maturité !
Un élevage pas si fastoche …
Les conditions d’élevage sont assez capricieuses car 2 paramètres majeurs sont à contrôler méticuleusement pour éviter la catastrophe : l'eau et la nourriture. Une truite doit être élevée dans une eau en abondance, à la bonne température et suffisamment oxygénée. Pour l’oxygénation, c’est le courant qui importe. Ce sont des poissons de rivière ce qui implique de reproduire un courant dans les bassins d’élevage. Pour se faire, la pisciculture fût créée “à cheval” sur une rivière naturelle. Un réseau de canalisation est pensé de manière à détourner une partie de la rivière en amont (en haut de la pisciculture) afin de remplir les bassins et de la relâcher en aval (en bas de la pisciculture). Ce système est organisé par “gravitaire” c’est-à-dire que par un système de pente, l’eau circule naturellement et donc sans électricité. La pisciculture est donc entièrement dépendante de la rivière voisine pour régler ses paramètres de température, d’oxygénation et de volumes d’eau, c’est ce qu’on appelle un système ouvert ! Cependant, tu l’imagines bien, cette dépendance a son lot de contraintes …
“En été quand l’eau manque et que sa température monte jusqu’à 21°C, si on agit pas vite on perd tout un bassin”
Les paramètres sont vérifiés en permanence et ajustés dans la mesure du possible. Quand l’eau monte en température, l’oxygène vient à manquer. Loïc a donc dû investir dans une pompe à oxygène d’une valeur de 40 000 euros qu’il active tous les étés afin de réoxygéner ses bassins ! Quant au problème du volume d’eau et de la température, il ne peut pas faire grand chose …
L’aliment, le nerf de la guerre
Le deuxième paramètre indispensable que l’on évoquait plus haut, c'est l’alimentation. L’aliment se présente sous la forme de granulé, d’un diamètre plus ou moins gros selon les besoins des poissons et d’une composition variable dont un certain colorant orange, le même qui rend votre saumon ou votre truite rose dans l’assiette.
Le souci avec l’alimentation, c’est qu’elle coûte très cher. On parle de plus de 200 kilos distribués par jour pour une alimentation à environ 2 euros le kilo. Imaginez la dépense sur l’année. On vous épargne le calcul, c’est plus de 50 000 euros par an rien que pour l’alimentation. Alors comme c’est cher, à la ferme des truites du moulin du clos, on gâche le moins possible. On calcule les rations le plus précisément possible en fonction des besoins de chaque bassin. Chaque bassin héberge des truites plus ou moins âgées, donc plus ou moins grosses. Ainsi la ration est étudiée pour chaque bassin en fonction du nombre de poissons, du poids moyen et de la température de l’eau. Ces 3 paramètres sont réévalués tous les 15 jours pour chacun des bassins en prélevant quelques poissons afin de se faire une idée sur l'évolution des besoins. Un boulot fastidieux mais indispensable pour limiter les dépenses occasionnées.
De la truite au filet
Une fois qu’on a notre grosse truite pouvant d’ailleurs atteindre jusqu’à 2,5 kilos, on la transforme. Et pas n’importe où, sur la ferme ! A l’année, la ferme transforme jusqu’à 30 000 poissons ! Pour ce faire, 3 jours par semaine et selon leurs commandes, nos pisciculteurs prélèvent quelques poissons qu’ils emmènent 50 m plus loin à l’atelier. Le poisson est plongé dans une électronarcose, un bassin d’eau salée sous courant électrique, ce qui l’abat instantanément. +1 pour le bien-être animal ! Ensuite, le poisson est saigné, vidé puis lavé. Découpée ou non selon la commande, la truite est disposée en chambre froide avant d’être sur les étales du marché ! Une partie des truites est envoyée dans un atelier artisanal vers Lyon qui s’occupe du fumage pour les truites fumées mais aussi de la fabrication de rillettes ou de quenelles ! Ces quelque 20 tonnes de produits sont ensuite vendus pour 65% dans des magasins de producteurs, 20% dans des marchés régionaux et 15% pour le repeuplement de rivières et les programmes de conservation.
En clair, la ferme des truites du moulin du clos est une production qui permet aux associés de vivre à leur convenance mais qui est en permanence menacée par les aléas climatiques !
En restant avec nous et grâce à tes fraîches connaissances en pisciculture, tu découvriras à une autre échelle en quoi la pisciculture française se développe et évolue en raison des multiples controverses !
5 petites minutes de plus ?
Cette semaine a été aussi l’occasion pour nous de discuter avec Marion, Loïc et Baptiste du “monde” de la pisciculture et vous allez voir, il y en a des choses à dire !
La pisciculture française, un modèle en plein essor
En France on pêche beaucoup, c’est d'ailleurs la grande majorité (87%) de la production halieutique (ressources vivantes aquatiques). Mais il est important de noter que la pisciculture est en nette progression depuis une dizaine d’années ! En 2023, la production piscicole française atteignait environ 60 000 tonnes de poissons, dont plus de la moitié était représentée par la truite. Un chiffre qui augmente chaque année et expliqué par les restrictions sur la pêche mais aussi par la montée de la consommation de truite. En effet, depuis le “scandale du saumon” et la mise en lumière des conditions d’élevage ultra-intensif du saumon norvégien, la truite française s’impose comme une alternative crédible. Proche cousin du saumon, cette dernière partage une texture et un goût rival, tout en offrant une production locale, plus traçable et souvent mieux contrôlée.
Des petits poissons dans un monde de requin
Si dans la majorité des secteurs agricoles on parle plus de producteurs indépendants. En pisciculture c’est bien différent ! En France le secteur est largement dominé par quelques géants industriels comme Aqualande (~50 % de la production de truite). Ces acteurs sont capables de produire, transformer et distribuer des milliers de tonnes par an. Ils répondent aux exigences de la grande distribution : prix serrés, volumes constants, calibrage parfait. Comme celle de Loïc et Marion, les “petites” piscicultures existent, mais elles restent marginales face à la puissance de ces filières intégrées.
Elever des poissons, c’est tout un débat
Si la surpêche de nos littoraux fait débat, ne vous imaginez pas que l’élevage de poissons passe entre les mailles du filet. La pisciculture soulève de nombreux débats, à commencer par l’aliment. Et oui, si vous ne le saviez pas, la truite est carnivore, et donc elle mange d’autres poissons. Autrement dit, si vous élevez de la truite, tôt ou tard il va vous falloir des protéines animales pour les nourrir. Aujourd’hui, en élevage, elles sont nourries via des farines et huiles de poisson issues de la pêche. Une alternative à la pêche qui dépend de la pêche, paradoxal non ? En réalité c’est le mot “alternative” qui ne colle pas, il faut voir ces deux modes production halieutique comme une complémentarité !
L’aspect “ouvert” du système de Loïc et Marion pose lui aussi débat dans le monde de la pisciculture. Comme on vous l'expliquait plus tôt, la pisciculture est placée “sur” la rivière. C'est-à-dire que l’eau de la rivière sort de son lit, passe dans la pisciculture, puis retourne dans le lit avec les rejets organiques, les potentiels maladies ou les médicaments qui peuvent “contaminer” les milieux naturels. Le changement climatique complique aussi la donne. Avec des températures de l’eau devenues très instables et des sécheresses désormais fréquentes. L’élevage en système ouvert est de plus en plus difficile à gérer et incertain. Plusieurs raisons expliquent qu’aucun système piscicole ouvert n’a été construit depuis 2002.
Des alternatives pas toujours concluantes
Qui dit débat dit 2 camps. Si certains pensent que ne plus consommer de poisson serait la seule et unique solution, d’autres croient en certaines alternatives. A commencer par les systèmes fermés. Ou plutôt “quasi” fermés puisqu'ils utilisent aussi l’eau de la rivière mais ils en utilisent 95 % de moins ! L’idée est de récupérer 95 % de l’eau en sortie de pisciculture, la nettoyer, la filtrer, la réoxygéner avant de la faire à nouveau entrer en début de pisciculture. Des systèmes aux impacts beaucoup moins directs sur le milieu mais qui ont aussi l’avantage d’assurer un contrôle total des paramètres. On peut y régler la température, l’oxygénation, etc.. Tout ça c’est bien beau mais ça consomme en énergie, et beaucoup même. L’impact est certes moins direct sur le milieu mais plus important énergétiquement. Y’a donc débat !
Quant à l’aliment, pour l’instant y’a moins débat. De nombreuses recherches sont en cours pour essayer de remplacer les farines de poisson par du végétale ou même des insectes mais malheureusement rien de concluant pour le moment.
En clair, aujourd’hui la pisciculture française est un secteur en pleine expansion, tiraillé entre promesses alimentaires et enjeux environnementaux. Au cœur des débats, c’est un monde en constante évolution pour concilier production, durabilité et diversité des modèles.
Malgré les défis que rencontre la pisciculture comme l’adaptation au climat, l’installation ou encore le prix de l’aliment, le métier nous est apparu comme une activité équilibrée. Que ce soit l’installation relativement “simple”, les charges de travail “raisonnables” ou encore les revenus perçus par les exploitants, tous ces éléments assurent une qualité de vie qui nous laisse à penser que ce métier pourrait en séduire plus d’un alors que le secteur reste marginal en installation agricole.
Faute de recherches très poussées pour développer des systèmes plus résilients face au dérèglement climatique, la pisciculture a un train de retard et progresse moins vite que les autres secteurs agricoles alors qu’elle présente une alternative plus que crédible à la surpêche.
Alors, un filet de truite local et sain, on se jette à l’eau non ?